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nak'n roll
10 juin 2008

Le tango de Saint-Germain

Un autre vieux texte retrouvé au fond d'un carton :

 

Consciente de son pouvoir de séduction, Sandra McPherson descend gracieusement les marches qui conduisent à l’intérieure d’un cabaret parisien, ce soir de mars 1955. Elle tend son manteau de fourrure au jeune et efféminé préposé au vestiaire, qui s’empresse de la débarrasser avec de gradns gestes malhabiles. Elle congédie son chauffeur, qui la suivait jusqu’alors, et avance seule dans la salle, en se faufilant gracieusement entre les tables, avant de s’asseoir à l’une d’entre elles.

 

Aussitôt, une jeune fille court vêtue, aux jambes gainées de résilles, accourt pour lui demander ce qu’elle désire boire. Sandra McPherson commande un Pernod, puis fouille dans sa pochette et en sort un paquet de cigarettes américaines Chesterfield et un briquet doré, finement ouvragé. Elle allume une cigarette à la grande flamme de son briquet et expire la fumée par ses narines brièvement dilatées, dans une pose à la fois sensuelle et masculine. Ses doigts longs et fins se promènent sur la table et pianotent sur le bois usé. Ses ongles frappent la mesure d’un tango langoureux joué par quatre musiciens, coincés dans un recoin de la salle, plongée dans une quasi obscurité. La serveuse revient une carafe d’eau et le verre de Pernod à la main. Sandra ses sert un verre. L’eau se mélange lentement à l’anis.

 

    Deux des entraîneuses, perchées sur des tabourets devant le bar, pérorent sur sa boisson qu’elles jugent indigne d’une femme du monde. Sandra le sent mais s’en moque. Il a bien longtemps qu’elle souhaite venir ici. Des années passées avec cette idée flottant dans les limbes de son cerveau, comme une tumeur bénigne attendant patiemment son heure.Sa cigarette se consume lentement, coincée entre son index et son majeur ; son esprit a oublié sa présence. Tout son être semble concentré dans son regard qui scrute péniblement le fond de la salle où l’orchestre joue des airs argentins dignes et tristes, caché derrière des danseurs de tango de pacotille tennant dans leurs bras des femmes qui pourraient être leurs mères. Les refrains sont les mêmes que ceux qui bercèrent jadis sa jeunesse à Buenos Aires bien avant qu’elle ne devienne une star de Broadway couronnée d’un pseudonyme yankee.

 

Ses yeux s’habituent lentement à l’obscurité. Elle peut désormais discerner les musiciens. Un grand brun dégingandé, au crâne chauve et à la moustache épaisse, agite ses longues mains le long d’une contrebasse au bois patiné. Derrière lui, presque caché, un blond, qu’elle ne distingue que de profil, joue derrière un vieux piano bar sur lequel une bière commence à s’éventer. Dans l’autre coin, un homme brun au visage grêlé, avachie sur une chaise à côté de sa guitare, s’amuse, la bouche grande ouverte, à modeler des ronds grâce à l’épaisse fumée de sa Celtique. Toutefois c’est au premier plan que son regard se pose ; là où un accordéoniste fait pleurer son instrument qu’il cajole pourtant sur ses genoux. Cet homme joue les yeux fermés et les bras grands ouverts. La sueur perle le long de son visage brun aux joues creusées. Quelques mèches se rebellent au sommet de son crâne, comme si elles voulaient se dresser une dernière fois contre une calvitie inéluctable. Sandra le fixe du regard jusqu’à la fin du morceau, sans pouvoir une seconde espérer s’en détourner. Une fois la composition terminée, elle saisit à nouveau sa pochette, sort un petit carnet et un stylo doré. Elle griffonne quelques mots sur une des pages du carnet, la déchire et hèle un garçon au bar.

 

L’orchestre continue de jouer. Elle patiente en caressant du bout des doigts la partie supérieure de son second verre de Pernod sans se soucier des lourds regards que deux hommes d’affaires portent sur elle. Deux quadragénaires qui l’amusent ; peut être s’imaginent-ils pouvoir la séduire avec leurs coûteux costumes et leurs montres clinquantes. Elle leurs jette un regard rapide et leurs sourit, de la même manière qu’on lui a appris à Broadway, quand il fallait se battre avec les producteurs pour décrocher un rôle. Les deux imbéciles succombent, persuadés d’avoir été de talentueux séducteurs. Cependant ils déchantent bien vite, car un homme vient s’asseoir à la table de Miss McPherson.

 

- Madame McPherson, articule l’accordéoniste avant de se planter devant la table, les mains dans le dos, à la manière d’un domestique.

 

-Assieds toi s’il te plait, dit-elle en relevant la tête et en écrasant une autre cigarette au fond du cendrier.

 

L’homme s’assied sans un mot, passe sa main dans ses cheveux épars et desserre le nœud de sa cravate qu’il venait juste de réajuster.

 

- Excuse moi je crève de chaud.

 

- Laisse moi te regarder Fernando tu…

 

- Non, ne dis pas de bêtise, j’ai beaucoup changé.

 

La main de l’homme se perd dans la poche intérieure de son costume noir bon marché, et réapparaît avec un paquet de cigarettes françaises et une boite d’allumettes. Il allume lentement sa clope sous le regard silencieux de la femme.

 

- Tu bois autre chose, demande-t-il, la cigarette collée au coin de sa lèvre inférieure.

 

- Un autre Pernod, … comme avant, tu te souviens… Buenos Aires, la chambre 18… ; dit-elle lentement, le regard fixé sur Fernando, avant d’être distraite par une présence soudaine entre eux deux ; un vendeur de fleur, un homme entre deux âges, très brun et trapu, portant une large chemise rouge et une paire de bretelles beiges et dont la partie inférieure de son visage est si bleue que sa barbe semble jamais cesser de repousser. Fernando répond à l’homme d’un signe négatif de la main. Celui-ci repart vers les autres tables, des fleurs plein les bras.

 

- C’est un réfugié espagnol, il est là depuis la fin de la guerre d’Espagne. Je n’ai jamais entendu le son de sa voix, il paraît qu’il ne connaît que le dialecte qu’il parlait chez lui, dans son village perdu des Pyrénées.

 

- Il ressemble aux dockers de notre enfance, quand tu m’accompagnais sur la jetée pour regarder les bateaux revenir d’Europe ou partir pour New York

 

Fernando ne répond rien. Il parcourt la sale du regard, des tentures vermillons aux spots lumineux dispensant une lumière jaunâtre et tamisée. Il en remarque même un dont l’intensité semble faiblir. Il faudra qu’il le signale au régisseur. Il reconnaît également les visages des clients habitués à venir perdre leurs nuits dans cette cave, et sourit malgré lui aux clins d’œil d’une des entraîneuses. C’est alors,qu’enfin, il se décide à rompre le silence, tout en s’appliquant à modeler la cendre du bout de sa cigarette au fond du cendrier.

 

- Qu’est-ce qui t’amène à Paris ? un spectacle ?

 

- Non… enfin, je vais peut-être y tourner un film dans quelques mois.

 

A peine a-t-elle prononcé cette phrase qu’elle la regrette déjà. Elle vient à Paris pour travailler, pas pour autre chose, pas pour lui.

 

- C’est vrai que tu fais aussi du cinéma. J’ai vu tout tes film tus sais, même le western ! dit-il la bouche entr’ouverte, les mâchoires enfin desserrées et un petit rictus amusé au coin des lèvres.

 

- Oh oui celui là… il n’est pas bien terrible.

 

- J’ai trouvé aussi.

 

- Tu m’as vu dans Othello…

 

- Je les ai tous vus, je viens de te le dire.

 

 

Un ange passe. Fernando bascule en arrière sur sa chaise, une jambe posée sur son genou. Il fume les yeux dans le vague sans jamais croiser le regard de son interlocutrice alors qu’elle le dévisage, les mains crispées sur la table, si fort que ses ongles semblent laisser une trace sur le bois usé.

 

- Il va falloir que je retourne jouer, souffle Fernando, tout en observant la montre dorée de leur voisin de table, la même qu’il avait possédé jadis, quand il avait du fric.

 

- Tu ne peux pas…

 

- Non, je ne peux pas dit-il avant même qu’elle puisse terminer sa phrase. Je n’ai que dix minutes de pose. Je ne roule pas sur l’or, moi !

 

Sandra marque le coup. Fernando s’en aperçoit et il s’en veut. 

 

 Il se lève, réajuste sa veste froissée et male coupée, puis rapproche sa chaise de la table.

 

 Sandra se mord les lèvres comme une enfant capricieuse à laquelle on refuse une faveur. Elle murmure :

 

- Ca ma fait très plaisir de te revoir.

 

- Moi aussi Sandra, moi aussi… mais le tango n’attend pas, affirme-t-il en ajustant sa cravate.

 

- Je sais, je me rappelle…

 

- Tu te souviens aussi ce que les vieux disaient du tango, là-bas ?

 

- Non ? prononce-t-elle faiblement, les yeux baissés, observant ses doigts occupés à jouer nerveusement avec une de ses bagues.

 

- Que c’est la plainte du cocu…

 

La phrase reste en suspend au-dessus de table et semble aussi réelle que la fumée qui y stagne.

 

 Il fait demi tour et part vers la scène au fond de la salle sans se retourner. Il sert quelques mains au passage, celles d’habitués, de poivrots notoires, ou de parvenus que la guerre avait enrichi. Une fois sur scène, il s’assied sur la chaise du centre, tire sur les jambes de son pantalon pour se mettre à l’aise et enfile les bretelles de son accordéon. Un unique projecteur l’éclaire l’empêchant de voir la salle et son audience. La piste de danse est déserte devant lui. Il est seul, seul avec son instrument.
Il commence à jouer, les yeux fermés comme toujours, car c’est son morceau préféré, le seul qu’il estime avoir réellement composé, le seul qui lui a permis de gagner un peu d’argent, son seul succès. Años de solidad. Alors il s’applique, il fait vivre son piano à bretelle qui geint, crie, pleure, rit entre ses mains, en espérant secrètement qu’elle comprendra ce qu’il ressent.

 

Malheureusement pour lui Sandra MacPherson n’est plus là, elle est partie rejoindre son monde de paillettes et d’honneur. Elle partie rejoindre ses amants et ses prétendants. Elle est partie rejoindre ses ambitions et ses rêves de gloire. Elle est partie rejoindre sa part de solitude.

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