Les chemins de grande route
Nous marchions ensemble depuis la
dernière glaciation, clopin-clopant sur les chemins de grande route où, avant
nous, bien d’autres contempteurs de la race humaine avaient usés leurs
semelles.
Ma sybarite compagne se lassait de
cette vie d’errance, elle qui fut jadis courtisane des somptueuses cours
d’Orient et d’Occident. Elle me parlait souvent des nuits orgiaques qu’elle
avait connu dans les palais romains du cruel empereur Domitien et la volupté
ressentie dans les bras des roi Moghols.
Moi je ne disais rien. Je restai muet
à contempler les constellations d’étoiles qui se succédaient dans ses yeux. J’y
voyais Cassiopée régner sur son Ethiopie lointaine et sa fille Andromède
épouser Persée ou bien encore la faible lueur rougeâtre de Proxima du Centaure
où jadis nos bottines ailées nous avaient porté.
Un jour nous chevauchions au coté des
tribus barbares qui déferlaient depuis leurs steppes sur l’Occident. Les yeux
bridés de nos compagnons terrifiaient quiconque avait le malheur de croiser notre
horde.
Un autre jour nous nous reposions à
l’ombre des treilles des jardins de Babylone, sans daigner entendre les cris
des esclaves.
La nuit, nous griffonnions des
messages obscènes au plus profond des grottes. Nous évoquions ces sabbats antédiluviens
où les corps se mélangeaient dans des transes animales. Nous étions ces bêtes.
Bien souvent ils nous arrivaient d’hurler à la mort, les soirs de pleine lune,
au sommet d’une colline ou d’un promontoire rocheux.
Mon amour d’alors aimait terrifier les peuplades autochtones
qui se prosternaient devant nos images rêvées. Regardez quelquefois le ciel
d’une nuit d’été et vous pourrait peut être y contempler nos visages, voir
danser les cheveux de ma dulcinée au rythme des vents solaires et bouger nos
hanches réunies aux sons mélodieux d’antiques flûtes de Pan.
Nous marchions ainsi depuis la
dernière glaciation, traînant nos guêtres sur les chemins de grandes routes,
balisés de charniers. Une voie pavée de crânes et d’os brisés, ou nos pas font
raisonner des milliards de souffrances additionnées.
Un chemin ardu qui ne nous a pas
épargné. Nous avons connu les geôles putrides et les asiles psychiatriques où
l’on enfermait ceux que la société rejette.
Aucun dogme ne
m’influençait pourtant ; tu étais ma seule idole ; tes cheveux, tes
yeux bleus, tes seins et ton cul, oh oui ton cul ! image terrestre de ton
cœur merveilleux.
Combien de fois je t’ai vu brûler sur
un de ces bûcher dressés à Grenade, Toulouse ou Tenochtitlán. Je te voyais rire
au milieu des flammes qui dansaient et te léchaient. Tu riais comme une
démente. Jamais tu ne te souciais de la haine, des quolibets et des crachats de
la foule répugnante qui rampe
quotidiennement jusqu’à sa mort. La féminité et le savoir a toujours fait peur
à la masse préférant défiler au bruit des bottes ou des chaussures à crampons.
Combien de fuites et d’exodes avons
nous connu ? Peu m’importe car nous étions réunis sur ces chemins de
grande route le long desquels nous campions chaque nuit sous la pale lumière de
l’astre lunaire. Nous nous blottissions l’un contre l’autre sans nous soucier
de nos haillons et de nos corps crasseux. Nos lèvres se mélangeaient et nos
âmes conversaient…
…comme elles conversent encore, quand
dans notre couche blottis, nos corps cheminent au son de ta bouche ravie, sur
ces chemins qui nous conduisent tout droit dans ces contrées voluptueuses qui
sont les notre depuis la dernière des glaciations, il y quelques millions
d’années, quelques jours, quelques secondes ou peut être une éternité...